Former?

F0RMER

II y a des moments dans la vie où les évidences se brouillent, les certitudes chancellent, les lumières s’éteignent et où les gens commencent à s’apercevoir qu’ils agissent en aveugle, qu’il leur faut sentir, percevoir, penser, agir, vivre autrement.

Ce sont des moments rares et fragiles qui peuvent ne jamais se présenter, ne jamais advenir. Ne jamais advenir parce que, paradoxe, à vouloir les rechercher, les guetter, les traquer on court le risque d’édifier entre eux et nous un écran de volonté, de « bonnes intentions », de raison, d’implication extrême qui nous empêche de les vivre, de les accueillir, d’être à leur écoute.

A trop vouloir, à trop pouvoir, à trop savoir on peut ne pas saisir ce qui est là, présent en nous et autour de nous, laissé dans l’ombre par une quête aux prises avec les objets de vouloir, de pouvoir et de savoir qu’elle s’est donnée.

Ne pas vouloir, ne pas pouvoir, ne pas savoir ne donne pas plus de chances de saisir ces moments qui sont à la fois « non visibles et non cachés »:
– » non visible » parce que notre regard, nos perceptions, notre écoute de l’instant présent, enfermés qu’ils sont dans leurs habitudes, leur habitus, s’accrochent soit aux certitudes, aux convictions du passé soit aux révisions, aux plans, aux programmations du futur, s’interdisant de ce fait la patience et l’incertitude du présent.
– » non cachés » parce que, bien qu’ils soient rares et relèvent d’une sorte d’alchimie parfois inexplicable, ils ne sont en fait que des éléments de la vie quotidienne éclairés sous un nouveau jour. Le négatif se change en positif, le positif en négatif. La bouteille était à moitié vide, elle est à moitié pleine.

Instants critiques de changements, de transformations, d’altération dans la vie personnelle et professionnelle d’un individu, comment surviennent-ils ? Quelles sont leurs conditions d’émergence? Qu’est ce qui fait qu’ils apparaissent aujourd’hui et pas hier ou demain, qu’ils naissent en ce lieu et pas dans un autre?

Qu’est-ce qui autorise aussi ces personnes que l’on appelle « formateurs » à poursuivre pour les autres ces « moments critiques » d’altération et de changement ?

Qu’est-ce qui les pousse à créer des dispositifs, des programmes, des modules de formation, à inventer tout un arsenal de stratégies ayant pour objectif de créer des continuités et/ou des ruptures visant à sentir, penser et agir autrement?

Au nom du changement pour les autres ne risquent-ils pas d’oublier, d’occulter leur propre altération ?

Au nom de « la bonne forme » de ce qui est « bien », de ce qui se fait de mieux, de ce qui est du dernier « cri pédagogique » ne risquent-ils pas de réduire la formation à une injection de produits-supports de changements fortement sensibles à des réactions de rejet immédiates ou différées?

Ne risquent-ils pas de ne jamais saisir que la richesse de ces moments critiques de changement, c’est en fait la perception par l’individu lui-même de leurs conditions d’émergence ?
De ne pas saisir, aussi, combien la position impliquée et impliquante du formateur joue un grand rôle dans la réussite alchimique de ces moments?

Au nom de ce qui est « dépassé », de ce qui est « mal », de ce qui est « conservateur » ne risquent-ils pas d’oublier que la formation passe aussi parfois par des « erreurs obligées » ?

Au nom de l’efficacité et du temps qui est compté, ne risquent-ils pas de ne jamais prendre conscience que l’altération, le changement sont indissociables du temps qui permet et contribuent à leur élaboration-perlaboration, autrement dit de l’importance vitale de la temporalité sur le temps?

Former, drôle de praxis et de discours qui consiste à créer des formes sans en être l’auteur, à être effacé et présent, à se situer ni sur l’ordre du don ou de la dette, ni sur celui de la mission ou du militantisme mais sur celui d’une rencontre qui ne va durer que le temps d’un espace ou l’espace d’un temps, telle une empreinte sur le sable que la vague vient effacer et du coup ouvrir de nouveaux possibles.

Former, c’est participer à la création des conditions d’une émergence autonome du sens, des sens.

Former, c’est ouvrir ses sens aux sens en permettant à l’autre d’en faire autant.

Former, c’est permettre aux signes de faire sens. Ce qui fait signe ne fait pas forcément sens. Ce qui interpelle n’est pas automatiquement signification.

Former, c’est ouvrir aussi bien à l’alter un espace/temps de discours qu’un espace/temps d’échange tonique: un espace/temps d’échange où le regard et la voix ne sont pas les seuls maîtres mais où le tonus et toute cette alchimie du corps qui fait une présence ou une absence, prennent leur juste place.

Former, c’est improviser dans « un projet-visée », telle une guitare solo à partir de la grille d’accompagnement du  »projet-programmatique » de formation. Ce n’est surtout pas tenir à la lettre le programme ou le module de formation.

Former, c’est inévitablement embarquer « un adulte-enseignant » dans un processus d’infantilisation au sens où il y a comme un retour à l’école, à l’enfance, à « l’in-fans ». C’est le ramener aux sources de la parole initiale. L »‘in-fans » est celui qui ne parle pas encore.
Former, c’est donc placer « un adulte-enseignant » dans une situation paradoxale: lui, dont le discours est légitime, de droit, se voit obligé vis-à-vis de son formateur ou de ses pairs de se légitimer, de passer d’un discours de droit « de jure » à un discours à commettre en tant qu’in-fans. D’où cet indicible malaise d’infantilisation que ressentent beaucoup d’enseignants en formation.

Former, c’est intégrer dans la praxis, le technologique et l’existentiel, le fait et le sens, le rationnel et l’irrationnel.
Former, c’est, paradoxalement développer autant sinon plus de simulations, de manipulations, de roueries, de séductions que les différents acteurs de l’action de formation peuvent en user.

Former, c’est s’attendre à la « négatricité » de l’autre, à son pouvoir de dire « non « .

Former, c’est parier sur le temps, c’est miser sur l’être.

Former, c’est apprendre à mettre un pied dans la mer, à tenter l’aventure, l »’ad-ventura », à accepter ce qui ad-vient, à s’accommoder du hasard.

Former, c’est apprendre à se séparer, à marcher suffisamment près de l’océan pour que celui-ci efface nos pas et laisse une plage de sable ouverte à tous les possibles.

Christian Alin

Etiqueté le:

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.