Vous coiffez ?

La geste formation

Vous coiffez ?

Luis et Marylin, deux cyclones aux jolis noms inoffensifs, viennent de nous accueillir. Arrivés des côtes lointaines de l’Afrique de l’Ouest, ils ont balayé la Guadeloupe de leur souffle rageur, puis ils sont partis au nord vers les Etats-Unis, laissant encore une fois l’île à son renouveau. Hugo, à lui seul, avait été plus méchant. J’étais venu un an après cette catastrophe, en 1991, pour animer une préparation à l’agrégation interne d’EPS . L’île se relevait à peine de ses plaies. Ici, on suit sa destinée au rythme des morts et des naissances de la nature. Soleil et pluie, rires et larmes, lascivité et révolte, passivité et violence se succèdent comme un cycle naturel. Ne vous heurtez jamais du visage fermé d’un guadeloupéen. Un mot d’humour, de chaleur et il vous offrira un de ses beaux rires remplis de vie et de bonheur qui font le charme des Antilles. On dit que lorsque la Guadeloupe vous reçoit avec du mauvais temps c’est qu’elle va vous aimer. Je verrais bien… Le 3 septembre 1995, j’ai touché le sol des Antilles pour venir prendre possession de mon premier poste universitaire de Maître de Conférences à l’UFR STAPS de l’Université des Antilles et de la Guyane. J’ai 47 ans…
Là devant moi, un fauteuil, un fauteuil de dentiste! Un fauteuil rouge, au cuir las de tous les dos qu’il a pu accueillir, un de ces fauteuils de mon enfance quand mon père m’emmenait chez un coiffeur. Je suis rentré dans la boutique d’un coiffeur. J’ai les cheveux longs. Pourquoi celui-ci ? Caroline me l’avait montré. Elle avait remarqué l’insolite de cette case qui ne montre au passant, dans la lumière qui filtre l’ombre, qu’un fauteuil rouge… — Il y a quelqu’un ? — J’entends une espèce de gargouillis, et d’un seul coup, venu de je ne sais où, il est là devant moi, tenant à peine sur ses jambes comme s’il sortait d’un autre monde. Il est vieux, d’un autre âge. Il bave. Il veut me parler et c’est un dentier gluant qui sort de sa bouche. — Vous coiffez ? Vous coupez les cheveux ? — Sur ma droite, il y a une grande glace, au-dessous des étagères et ça et là des ustensiles qui, à leurs formes, doivent effectivement servir à couper des cheveux. Il opine de la tête. On comprend très vite que la fluidité verbale de la conversation ne va pas atteindre le concours d’entrée de l’E.N.A. — Je ne les voudrais pas trop courts, une simple coupe, un rafraîchissement. — Il fait 30°. Dans ce visage las et ridé, les yeux sont précis. Ils montrent le fauteuil rouge. Autour de mon cou, il passe un linge blanc, propre. On peut dire propre. Ses mains tremblent, les doigts de sa main gauche semblent rigides. Il prend de sa main droite une paire de ciseaux. Il doit être droitier. Pourquoi ne suis-je pas parti ? Pourquoi suis-je là dans ce fauteuil d’un autre temps, avec un vieux bonhomme d’un autre temps, prêt à confier mes cheveux à un homme qui bave, qui ne parle pas et qui tremble, au moins de la main gauche ? Mon corps est bien, sans aucune résistance. Le peigne pénètre dans ma tignasse, les ciseaux claquent. Très vite le bruit s’atténue et une main fine et précise vagabonde tout autour de ma tête qui n’en revient pas. Le vieux bonhomme est un « pro ». Les ciseaux sont précis, le rasoir aussi. La coupe est finie, le vieux bonhomme me regarde. — C’est parfait. La technique ! La technique, Elle est là, elle est toujours là, elle ne vous quitte pas — Le corps, le buste, la tête, d’un seul coup, d’un seul, se sont redressés. — J’ai coiffé aux Champs-Élysées, à Paris — La phrase est sortie, distincte, claire, malgré le dentier qui continue à chevaucher entre ses dents. Ses yeux pétillent…
J’ai écrit cet événement de vie, le 15 septembre 1995, peu de temps après mon arrivée. À le relire, il a une double symbolique : celle d’une culture technique, d’une pratique professionnelle qui perdure au-delà des âges, des instants et des lieux et qui intéresse mes recherches actuelles et puis, surtout, celle de l’avènement à ma mémoire de toute cette enfance antillaise masquée de la Garonne que j’avais mise de côté depuis si longtemps. Je suis né d’un père d’origine martiniquaise, de couleur noire, et d’une mère d’origine normande, de couleur blanche. La différence, l’hétérogène font partie de ma vie. Ils ont dès l’enfance, constitué les difficultés et les ressorts positifs de ma présence au monde. Ils ont médié ma vie et ils me servent à la médier. Tant et si bien que je ne me sens aucun mérite à me vêtir si facilement de ces habits de médiateur si importants dans le domaine de la recherche-action ou de la recherche-intervention.

Hélène
1er septembre 1975, après trois années passées à la Direction Départementale de Jeunesse et des Sports à Caen et une année de service militaire, je vais enfin prendre en main ma première classe de lycée, à Bayeux, célèbre pour sa tapisserie et le discours du Général De Gaulle qui a suivi le débarquement des alliés du 6 juin 1945. En 1971, après le CAPEPS j’avais été nommé à Caen, ma ville, mais pas dans un lycée ou un collège. Mon désir d’exercer mon métier de professeur d’EPS dans une structure scolaire est enfin exaucé. La classe de quatrième est là, au grand complet à la porte du gymnase. Elle attend le nouveau « prof de gym ». On ne disait pas encore « prof de sport ». Le titre de « prof d’EPS » a toujours eu du mal à s’imposer face à ces deux expressions, probablement pour cette discipline scolaire la prégnance de la pratique sur les principes, de la pratique sur les mots. Hélène, petite, blonde, pétillante, pleine de vie, est en tête ou plutôt à la tête du groupe d’élèves. Tout au long du chemin qui mène au stade Henri Jeanne elle me prend en main. Elle m’interroge sur les activités programmées, m’indique celles qu’elle préfère, me décrit la vie au lycée, à Bayeux. Qui a pris la classe en main ? Qui a pris l’autre en main ce jour-là ? Ce moment-là fut une rencontre. La prise en main de ma première classe est passée par l’alchimie d’une rencontre et d’un dialogue dont je ne sais pas qui en a tissé les fils. Le professeur d’expérience que je suis devenu découvrira que la prise en main d’une classe, son contrôle et le contrôle de soi face aux évènements de la classe, passe souvent par une rencontre privilégiée, positive ou conflictuelle, avec un (e), deux, trois élèves seulement d’une classe.

Cédric
30 Juillet 2008 – Un courriel !
Cédric ton étudiant le plus mauvais en orthographe. Trouver ton adresse n’a pas été trop difficile, moi je continue mon petit rêve. Je suis prof dans un LEP et une SEGPA pas trop loin de chez moi, j’étais TZR jusque-là, c’était génial. J’ai beaucoup bougé et vu des publics très différents avec des journées un peu particulières (matin cours avec des 6 émet SEGPA, après une classe de lycées, l’après midi un cours de basket au SUAPS et le soir entraînement du pôle espoir de basket. Bref, tout ça pour te dire que je pense régulièrement a toi, que moi j’ai passé un BE de basket que j’entraîne le pôle espoir basket tout les soirs. Je me suis trouvé un terrain et je viens de finir de construire une belle petite maison (EDF m’installe l’électricité demain) au-dessus d’une baie ou j’ai pêché toute mon enfance et que je connais mieux que personne au monde. Je surfe un peu toujours quand j’ai le temps, et j’interviens à la fac de Schœlcher deux fois par semaine pour le SUAPS et l’option basket. Je donne aussi quelque cours d’anatomie pour la préparation du tronc commun pour le BE foot. Je garde quelques nouvelles de l’UFR STAPS de Guadeloupe par l’intermédiaire de C. H. et d’O. H., avec je l’avoue parfois une petite nostalgie de ne pas avoir fait un troisième cycle, mais bon je suis content d’être rentré tout de suite. Je me sens vraiment chez moi et puis j’ai aidé à monter un club de baby basket, à relancer le club de Trinité etc.… et j’espère que toi tu vas bien, je voulais te faire partager ma joie d’accomplir le deuxième rêve de ma vie après celui de devenir « professeur de sport » construire une maison d’où je peux voir le matin en me levant « la plage des surfeurs ». Bonne continuation. Continues à faire confiance à tes étudiants, ça les aide à grandir. Merci pour tout. PS. – une chambre d’amis toute neuve et une petite salle de bain t’attendent si tu veux oublier quelque temps tes réunions, le JO et autre BO qui n’annoncent rien de positif quant à l’avenir de l’EPS au sein de l Ecole. Pour les besoins du livre, Cédric, j’ai corrigé les quelques fautes d’orthographe. Mais qu’elles me sont agréables ces fautes ! Merci pour ce cadeau du temps qui passe. En ces jours d’été où je m’attelle à cet ouvrage tes mots me renvoient en toute simplicité ce geste si important de la transmission, autrement dit, du partage du savoir, du passage de l’expérience, et dans lequel chacun touche et vit la liberté de son chemin. Entre Hélène, ma première élève et Cédric, plus de trente année de vie professionnelle et la marque inopinée, mais oh combien signifiante de deux gestes professionnels : celui de la prise en main d’une classe et celui de la transmission d’une expérience. Continue à faire confiance à tes étudiants, ça les aide à grandir. Rencontres, traversées du temps, partage d’expériences, le travail de l’enseignant, la préoccupation du formateur, la vie de l’éducateur sont ainsi faits, de savoirs académiques, de pouvoir d’agir, de transmission de valeurs, mais aussi de la découverte, par chacun, maître et élève, de la curiosité si chère à M. Foucault : « Quant au motif qui m’a poussé, il était fort simple. Aux yeux de certains, j’espère qu’il pourrait par lui-même suffire. C’est la curiosité, – la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? ». Probablement, au final, est-ce cette curiosité et la recherche non seulement du vrai mais aussi de la vérité qui anime l’écriture et la rédaction de ce collage d’études et auxquelles j’invite, le (la) lecteur (trice). En tous les cas, je voudrais tant qu’il en soit ainsi.

Les études qui suivent représentent des éléments du travail professionnel et du programme scientifique conduits à partir de 1995, date de ma prise de fonction comme maître de conférences à l’université des Antilles et de la Guyane. Je les poursuis aujourd’hui comme professeur des universités à l’IUFM de l’académie de Lyon, à l’université de Lyon1 . Chacune d’entre elles est écrite, pour être lue et appréhendée de façon indépendante, autonome. Elles ont toutes été publiées, pour tout ou partie dans des revues scientifiques, des colloques, des conférences, des ouvrages mais réécrites pour ce livre. Elles s’appuient sur ma discipline professionnelle de prédilection, l’Education Physique et Sportive. En revanche leur problématique interroge les métiers d’enseignant, de formateur, de conseiller pédagogique quelle que soit leur discipline d’enseignement d’origine. Je fais le pari d’une aide à la lecture et à la compréhension d’une pratique professionnelle et d’une approche scientifique grâce à des études diverses et des angles d’analyse différents. Les études sont classées du numéro 1 au numéro 6, mais le (la) lecteur(rice) peut très bien commencer sa lecture par l’une ou l’autre. Pour autant, pourquoi ai-je choisi cet ordre ?

Étude n°1— Petit moment de grammaire analytique
Ce sont les pratiques qui font la langue et ses emplois, non l’inverse. L’EPS a expérimenté à son détriment la vérité de cette assertion. Qui dans le monde de l’enseignement et de la formation mais aussi dans le grand public ne se souvient pas de cette expression devenue célèbre de référentiel bondissant pour désigner le ballon en sports collectifs dans des articles à vocation, professionnelle, didactique, voire scientifique ! L’expression a été reprise à juste titre pour dénoncer le jargon des sciences de l’éducation, de la didactique ou des pédagogues soit disant novateurs. Elle a même donné création à une pièce de théâtre. Le référentiel bondissant n’a pas modifié les pratiques. Il s’est très vite estompé du vocabulaire professionnel, didactique et scientifique. Les mots n’ont pas de sens, ils n’ont que des emplois, « Meaning is using » (Wittgenstein, 1989). Sous les usages, on trouve le concept. L’analytique du langage est une pratique et une technique qui consiste à traquer les usages de la langue et à circonscrire leur validité en faisant apparaître la logique de leur cohérence ou de leur incohérence. Il s’agit de montrer tous les emplois non consistants avec la pratique proposée, autrement dit qui n’ont pas de sens ou de rapport pertinent, concret et vrai avec elle. Il s’agit de lister les formes opératoires qui caractérisent les cas d’emplois. L’analytique du langage cherche à établir comment les contraintes signifiantes du langage structurent l’intelligence sociale des pratiques. Ce sont les pratiques et la culture, dans laquelle elles se manifestent, qui forgent la langue et les langages, pour preuve s’il en est, l’immense succès de Liyannaj kont pwofitasyon (LKP). Cette expression et ces trois lettres, nées dans le conflit social, sociétal et identitaire de la Guadeloupe ont structuré l’intelligence sociale de compréhension du quotidien des Guadeloupéens, des Antillais et de la société créole. En ce début d’année 2009, associées à la pratique d’une grève générale singulière qui leur a donné naissance elles ont finalement imposé le mot profitation dans le vocabulaire même de la France métropolitaine. Ce qui est un renversement symbolique historique dans la circulation des mots entre le français et le créole. C’est donc à une méthode d’analyse analytique sur quelques gestes professionnels classiques appartenant à la pratique et à la culture de l’enseignement et de la formation comme, intervenir, conseiller, transmettre, que je convie le (la) lecteur, (trice). La deuxième et la troisième étude auront, elles aussi, recours à l’analytique du langage pour appréhender des concepts liés à leur propos. La première place dans cet ouvrage d’un moment de grammaire analytique s’est imposée sans aucune résistance. Probablement, pour l’amour des mots et de la langue, assurément pour l’importance que j’accorde à la précision des langages mais aussi, peut-être, par défi. Dans les sciences humaines, ce type d’analyse logique a souvent été négligé, laissé aux philosophes et mis de côté soit par ignorance, soit par procès de pensée spéculative et de non objectivité scientifique.

Étude n°2 — Les gestes professionnels
Gestes professionnels, constatons que l’expression est attribuée facilement à bien des métiers, à bien des professions manuelles ou intellectuelles. En revanche, on l’accorde beaucoup moins aux métiers de l’enseignement, de la formation, de l’éducation. Posséder du savoir académique, obtenir un diplôme et ensuite avoir le don de la pédagogie ou à défaut du bon sens pour faire ces métiers, serait suffisant ! Chacun, pour peu qu’il soit persuadé qu’il possède un petit don de communication, de pédagogie ou d’expérience avec les enfants, se convint facilement qu’il pourrait exercer ces métiers de l’humain. Trois enfants, et on peut être candidat au concours d’entrée à l’IUFM Face aux difficultés du métier et à la baisse de sa reconnaissance sociale, on assiste à un effort important de la part des chercheurs, mais aussi des enseignants et des formateurs eux-mêmes, à convaincre et prouver à la société que le métier d’enseignant ne se réduit pas à l’image prototypique d’un travail de fonctionnaire aux vacances démesurées. Ils revendiquent que ce travail soit reconnu de façon pleine et entière comme un travail de professionnel. Enseigner est un métier qui s’apprend. Former est un autre métier qui s’apprend aussi. Dans cette lutte difficile, dans ce combat contre les allants de soi et les opinions rapides, tous bords politiques confondus, je pense que la lisibilité, la transparence, l’identification des gestes principaux de travail des enseignants, des formateurs, constituent des enjeux professionnels, scientifiques et politiques majeurs .

Étude n°3 — Transmettre l’expérience
A- Ce que les stagiaires attendent de nous, c’est un peu des recettes. Dans une situation, je fais quelque chose et ça va marcher, mais ça ne fonctionne pas
S- Voilà, ce que tu appelles recette, c’est un mot bien trouvé. Il y a une base mais après, c’est à elle de s’approprier sa propre recette; ça c’est difficile, je trouve.
Quel est ce mystère de la transmission de l’expérience. Quelle est l’attente profonde des stagiaires et comment y répondre ? Pourquoi ce sentiment souvent vécu par les conseiller(e)s pédagogiques d’une impossibilité à transmettre leur expérience. Dans les pratiques de conseil pédagogique, comment se jouent les concepts de conseil, de transmission, de savoir-faire, de transmission d’expérience, de compétence pour le conseiller pédagogique ? Quels actes pragmatiques les significations dues aux usages concrets de ces termes entraînent-elles ? Ce chapitre présente toute une série de dispositifs, de préoccupations théoriques, de catégories d’analyse sur la question de la transmission de l’expérience professionnelle ? Il aborde la présentation et la définition des gestes et des obstacles didactiques professionnels du conseil. Il travaille plus précisément la relation conseiller pédagogique/stagiaire. Les analyses présentées montrent combien la question de la transmission de l’expérience assigne à sa résidence la connaissance de Soi et la rencontre de l’Autre en essayant d’être au plus prés du « dire-vrai » et du « franc-parler » de la parêssia grecque portée par Socrate et remise à notre mémoire par Michel Foucault.

Former
J’ai écrit ce texte en 1992. Il a été publié dans les Cahiers pédagogiques n°278, puis dans un premier ouvrage aux éditions L’Harmattan en 1996 : Etre formateur – Quand dire, c’est écouter. Dans ce premier livre, il est placé juste après la préface. À le relire, il m’est toujours aussi présent. Dans toutes ces écritures, pratiques, techniques, théoriques, professionnelles, poétiques qui vont soit intéresser, soit détourner le lecteur, la lectrice, il est là, cette fois-ci au milieu du livre, comme respiration philosophique, comme passion d’une poétique de la relation et du lien si difficile à transmettre entre les savoirs scientifiques et les savoirs expérientiels . Je le trouve bien à sa place et je ne désire pas en changer une ligne.

Étude n°4 — Sujet de langage & Sémiologie des pratiques
S’il y a une préoccupation qui, dès le début de mes travaux et en particulier de ma thèse , a agité mes réflexions, c’est bien celle du sujet et de la part de subjectivité dans les actes professionnels. Dans cette quête du sujet et de l’identitaire, le langage, la sémiotique et l’anthropologie tracent aujourd’hui la direction de mes pas. Comme aux premiers jours de mon itinéraire de publication , je voudrais que la force de l’Écoute et la nécessité de l’Autre animent mon regard, mes pensées et mes actes. Bien qu’illustrée par deux analyses concrètes de cas, cette troisième étude est essentiellement théorique. J’y cours le risque d’un jargon accompagné de la double dérive de l’éloignement du terrain et de la non-reconnaissance scientifique. Mon ambition est de présenter tous les enjeux éthiques, théoriques et méthodologiques d’un programme de recherche consacré plus particulièrement à la sémiologie des pratiques sportives mais aussi à ce que j’ai nommé une approche ethno-archéologique des pratiques d’éducation et de formation. Il s’agit d’aller à la quête du sens et des significations que donnent, à leurs actes professionnels, les enseignants et les formateurs dans leur quotidien. « L’homme est signe » écrit Peirce. En complément des théories de l’action (Suchman, 1989, Theureau, 2005, Durand, 1998) utilisées en analyse des pratiques et telles qu’elles sont développées dans le cadre épistémologique de ce que Theureau appelle une “ anthropologie de la cognition située ” ou sur un autre plan celui de la clinique de l’activité (Yves Clot, 2005), je plaide pour une “ théorie du sujet de langage en analyse des pratiques ”. Moins que les actions en tant que telles, c’est l’activité du sujet, son statut, la rencontre de l’Autre, le processus d’attribution du sens, autrement dit la sémiose, qui me préoccupent. Que ce soit sur le registre de la formation ou sur celui de la recherche la prise en compte et la reconnaissance de l’individu comme sujet signifiant et possédant des savoirs, des pouvoirs, des résistances est trop souvent, mise de côté, évacuée ou volontairement niée. Déposséder le sujet de sa réalité existentielle ou langagière est assumé, voire revendiqué comme une nécessité méthodologique de recherche, le plus souvent , de formation parfois . C’est assurément contre une telle posture que je travaille. Discipline professionnelle et de prédilection oblige, la construction de l’identité professionnelle d’enseignant d’EPS me sert de point d’appui.

Étude n°5 — Place et rôle du récit en analyse des pratiques
Les praticiens sont souvent démunis devant le problème de la transmission et/ou du partage de leur expérience professionnelle. Ils se contentent la plupart du temps du « Fais comme moi », ou bien du « Je fais comme ça », ou encore du « Regarde ». L’analyse réflexive de l’expérience et sa transformation en savoirs communicables apparaissent aujourd’hui, pour les praticiens et pour les chercheurs comme des questions majeures et des enjeux de professionnalisation. Cette cinquième étude est d’abord, pour sa plus grande partie, le plaisir d’une écriture à deux avec Mireille Snoeckx . Elle est de mon point de vue symbolique d’un travail d’échanges, d’aller-retour, d’explication et de compréhension avec le constant souci de vérité qui au bout du chemin fait que l’Autre n’est jamais oublié. Elle est aussi le résultat d’une commande de Philippe Meirieu pour accompagner un ouvrage consacré aux débuts de jeunes enseignants de toutes disciplines, sortant tout frais émoulus de l’IUFM. Le corpus du livre est organisé autour d’échanges épistolaires entre ces derniers et leurs formateurs. Le récit et l’écriture y sont explicitement et volontairement convoqués. L’ouvrage dirigé par Jean-Luc Ubaldi, actuellement directeur adjoint de l’IUFM de Lyon1 a été publié sous le titre : Débuter dans l’enseignement, ESF, Paris, 2006. Seule une partie de cette étude trop longue pour l’ouvrage a été publiée, celle plus particulièrement consacrée au texte et à l’écriture. Quelle est la place du récit et de la transmission de l’expérience, dans la formation professionnelle des jeunes enseignants ? Quels sont les dispositifs d’analyse des pratiques que l’on peut mettre en œuvre ? Quels sont les rôles et les effets de l’écriture dans la construction de l’identité professionnelle de jeunes enseignants? À quels jeux de vérité, de savoir et de pouvoir, le mélange de fiction et de réalité que provoque la construction même du récit va-t-il donner naissance ? À quelle éthique, ces jeux, produits au sein d’une communauté professionnelle, conduisent-ils ? Telles sont les questions que ce texte écrit à deux mains tente d’aborder.

Étude n°6 — Langues & Cultures
Comment ne pas faire part de l’influence sur mon travail, mes réflexions et mon appréhension du monde, de ma présence pendant neuf années aux Antilles alors que d’origine antillaise, je suis né, j’ai vécu, j’ai travaillé en métropole jusqu’à l’âge de 47ans ! La dimension anthropologique et culturelle de mes recherches a véritablement commencé dans ces îles de beauté et de charme mais aussi de souffrance et de pleurs et situées à la croisée géopolitique du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest. Comment ne pas commencer par évoquer Haïti, terre de couleur et de douleur, terre de créole, terre de liberté, terre d’espérance pousse le paradoxe d’être la première république noire libre tout en étant l’un des pays les plus pauvres du monde ! L’éducation y est la seule voie d’espérance. L’impuissance éducative y est toujours aux aguets mais pour autant la croyance en l’éducabilité et au créole est la plus forte. Face aux enjeux culturels, économiques et politiques de la mondialisation et de la globalisation, la dimension culturelle de l’homme est venue interpeller mes pratiques, d’enseignant, de formateur, de chercheur. « Raphaël, le créole est un patois de nègres sauvages et de coulis malpropres, oui, te serine t-elle, tu ne vois pas que les gens qui se respectent ne s’abaissent pas à l’utiliser ? Un si joli garçon à la peau claire tel que toi, tu ne dois pas salir ta bouche à employer des mots grossiers…! Quand autant d’enjeux identitaires sont en cause comment, promouvoir la culture, la langue et la musique créole ? Comment en faire les vecteurs unitaires d’une identité métissée quand la langue française impose ses nécessités de connaissances et de savoirs ? Comment former, éduquer, enseigner l’autonomie de la pensée critique, à des individus convaincus, de la faiblesse, l’inutilité et l’impuissance de leur créole, face au rouleau compresseur de la langue et de la culture française ? Comment former leurs enseignants dans un tel contexte anthropologique et culturel ?

Nous avons tous une dette
Nous avons tous une dette envers notre passé, elle n’est pas pour autant un obstacle à l’agir. Elle peut en être le moteur. Elle peut en être la mort. Elle peut en être la joie. Elle peut en être la douleur. Quoi qu’il en soit elle fait partie de mon histoire, de mon récit et de la mise-en-intrigue de ma vie. Cette dette est toujours mystérieuse, empêtrée dans ma chair et mes mots. Au nom de la raison certains, s’attachent à la dé-couvrir pour séparer absolument le vrai du faux, d’autres, au nom de la fiction à la cacher ou à la masquer pour permettre au rêve d’advenir. Mon expérience est traversée par cette dette et je voudrais la transmettre sans mettre de côté ni la raison, ni la fiction. C’est dans la rencontre, les rencontres que l’écriture puise sa force et sa vérité. Toutes comptent, celle, dans ces matins d’été, du sentier de randonnée qui craquent sous mes pas, celle de l’eau vive et froide du torrent qui rafraîchit mon corps mais aussi celle du feu que je n’avais pas invité et qui a brûlé ma peau, celle des rives antillaises pleines de rire et de douleur que j’ai découverte sur le tard, celle de ce coiffeur Guadeloupéen des Champs Élysée, celle des doigts de l’aimée qui caressent mes cheveux, celles de la vie… Dans cette période professionnelle et universitaire, je remercie la chance de mes rencontres, celles de mon quotidien, celles des étudiants, des collègues de travail, des stages de formation professionnelle, celles des colloques, des congrès universitaires, des conférences, celles des critiques, celles des livres, des arts et des écritures qu’elles proviennent ou non de grandes signatures. Remercier aussi le bonheur de mes échanges avec Jacques Ardoino, Guy Berger, Jacques Coursil, Marc Durand, Jean Guglielmi, Nelly Leselbaum, Gaston Mialaret, Philippe Meirieu, Bernard Paris, Mireille Snoeckx , François-Victor Tochon, dont les dialogues d’amitié, de confiance et d’intelligence ont porté ma curiosité et l’espérance de ce livre.

Porto Polo, le 15 août 2008 / Lyon, le 15 avril 2009

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